S’il subsistait encore des doutes sur le fait qu’Apple exerce un monopole abusif, ils ont été clairement dissipés cette semaine. Selon Apple, la nouvelle politique de son magasin d’applications, qui devrait lui permettre de se conformer au règlement DMA (Digital Markets Act) de l’Union européenne, est un exemple typique de conformité malveillante (elle est d’ailleurs citée en exemple sur la page Wikipedia consacrée à la conformité malveillante,(nouvelle fenêtre) en anglais) qui se moque de l’ouverture des marchés, de la concurrence loyale et de la Commission européenne.
Pour rappel, Apple applique actuellement à son App Store un certain nombre de règles tellement abusives que l’Union européenne a été contrainte d’adopter un nouveau règlement, le Digital Markets Act (DMA), pour lutter contre certains des pires abus, dont :
- Exiger des développeurs qu’ils versent 30 % de leurs revenus à Apple
- Interdire les moyens de paiement alternatifs
- Ne pas permettre aux développeurs d’informer les utilisateurs sur les moyens de paiement alternatifs
- Ne pas permettre aux développeurs d’informer les utilisateurs qu’ils peuvent obtenir un service moins cher ailleurs
- Monopoliser la distribution de toutes les applications via l’App Store
Ces pratiques étaient très largement décriées, c’est pourquoi le règlement DMA (Digital Markets Act) a été adopté avec un large consensus. En réalité, la politique d’Apple est pire qu’abusive : elle est également mauvaise pour la protection de la vie privée parce qu’elle pénalise les développeurs d’applications qui utilisent des abonnements plutôt qu’un business model basé sur la publicité (une des raisons pour lesquelles Apple n’est pas vraiment une entreprise qui respecte la vie privée, malgré ce que disent ses campagnes publicitaires).
Alors que presque tout le monde s’accorde à dire que c’est terrible, l’idée d’Apple pour répondre à ces inquiétudes est de fournir une alternative qui est tellement mauvaise que le système actuel semble bon en comparaison. Faisons le point sur l’absurdité des nouvelles propositions d’Apple.
Apple menace les principaux développeurs d’applications avec une forme de taxe, le CTF
Le règlement DMA (Digital Markets Act) oblige Apple à autoriser d’autres moyens de paiement et fait pression sur l’entreprise pour qu’elle réduise ses frais. La réponse d’Apple aux plaintes concernant des frais injustifiés est, vous l’avez deviné, de nouveaux frais injustifiés.
L’arrivée de la Core Technology Fee (CTF), que l’on peut traduire par « taxe sur les technologies de base » est absurde et vise à décourager les applications les plus populaires de se passer de l’écosystème Apple. En faisant payer 0,50 € pour chaque installation après le premier million, Apple utilise le succès d’une application pour l’empêcher d’utiliser un autre système de paiement ou un autre magasin d’applications.
L’entreprise affirme qu’elle a besoin de cette nouvelle taxe pour compenser certains des frais « réduits » que la nouvelle politique d’Apple offre en échange, mais il est assez simple de vérifier que cette affirmation ne tient pas la route.
Apple propose de réduire ses frais actuels de 30 à 17 % pour le premier paiement et de 15 à 10 % pour les renouvellements d’abonnement si vous utilisez un autre moyen de paiement. Néanmoins, le traitement des paiements n’est pas gratuit et après avoir pris en compte les frais de traitement des paiements d’environ 3 %, les frais « réduits » pour les développeurs d’applications s’élèvent en r éalité à 20 et 13 %.
Sachant que les renouvellements constituent l’essentiel de la valeur de l’abonnement d’un utilisateur, cela signifie que la « réduction des frais » prévue par la nouvelle politique d’Apple n’est que de 2 %, passant de 15 à 13 %. En échange, les développeurs doivent désormais payer 0,50 € par installation.
Cette nouvelle formule de tarification serait catastrophique pour les applications qui sont pour la plupart gratuites, comme Proton Mail ou Proton VPN. Avec ce nouveau système, les développeurs d’applications comme Proton devraient potentiellement payer chaque année des millions à Apple ou renoncer à offrir une application gratuite qui permet aux personnes qui n’en ont pas les moyens de protéger leur vie privée.
Le seul moyen d’éviter la CTF est de continuer à appliquer la politique actuelle de l’App Store d’Apple. Au fond, Apple dit que si vous ne voulez pas que votre entreprise soit condamnée à disparaître, vous feriez mieux d’accepter gentiment la situation actuelle.
Apple ruine les taux de conversion des systèmes de paiement alternatifs
Si la CTF vise à piéger les développeurs qui cherchent avant tout à développer une large base d’utilisateurs avec une application gratuite, Apple a aussi prévu un piège pour les applications qui génèrent des revenus via des frais d’abonnement ou des ventes dans l’application (in-app) en ruinant leur taux de conversion.
Si vous décidez d’utiliser autre chose que le système d’achat in-app d’Apple, vous êtes obligé d’afficher un écran alarmant conçu par Apple, que vous ne pouvez pas modifier.
En tant qu’entreprise qui dépend des abonnements payants, nous avons soigneusement étudié la question et les modèles qu’Apple impose à toute entreprise qui veut se relier à un service de paiement alternatif sont tout simplement incroyables. Il semble qu’Apple a étudié toutes les bonnes pratiques des développeurs pour augmenter les conversions, puis les a inversées pour garantir le pire résultat possible.
Voici ce qui s’affiche pour l’utilisateur si vous n’utilisez pas le système d’achat in-app d’Apple :
« Cette application ne prend pas en charge le système de paiement privé et sécurisé de l’App Store. Tous les achats effectués dans cette application seront gérés par le développeur “<Nom du développeur>”. Vous ne ferez plus de transactions avec Apple. Votre moyen de paiement App Store enregistré et les fonctionnalités associées, comme la gestion des abonnements, la demande d’achat, le partage familial et les demandes de remboursement, ne seront plus disponibles. Apple n’est pas responsable de la confidentialité ou de la sécurité des transactions effectuées avec ce développeur. »
Apple affirme que cette mesure est nécessaire pour « protéger les utilisateurs », mais il s’agit clairement d’un mensonge. En raison des politiques arbitraires d’Apple, l’entreprise autorise actuellement des systèmes de paiement alternatifs pour des dizaines d’applications très utilisées comme Uber, Airbnb, Amazon, DoorDash, l’application McDonald’s et bien d’autres encore. Pourtant, vous ne voyez jamais un écran de ce type quand vous utilisez une de ces applications parce qu’Apple ne touche aucune part de ces paiements.
Cet écran alarmiste ne peut être considéré que comme une tentative d’Apple de sécuriser ses revenus liés à son monopole, et non la sécurité de vos paiements.
Apple enterre les magasins d’applications alternatifs
Que se passe-t-il si vous décidez, en tant que développeur, que vous n’aimez pas le choix d’Apple entre une peine de prison à vie et une peine de mort, et que vous décidez d’explorer la distribution à travers un magasin d’applications alternatif ? Apple a aussi un plan pour vous. Tout d’abord, vous restez éligible pour la CTF, il n’y a donc pas de bonne surprise de ce côté-là. Ensuite, Apple oblige tous ceux qui veulent utiliser un magasin d’applications alternatif à passer par un processus fastidieux avant de pouvoir télécharger quoi que ce soit.
Il suffit de comparer l’expérience utilisateur entre l’App Store et un hypothétique magasin d’applications alternatif basé sur les restrictions d’Apple.
L’App Store est préinstallée par défaut sur votre iPhone. Une fois connecté à votre identifiant Apple sur votre iPhone, vous pouvez immédiatement télécharger des applications et faire des achats.
Pour utiliser un magasin d’applications alternatif :
- Vous devez accéder aux réglages de votre iPhone et modifier les paramètres par défaut pour permettre à votre appareil de télécharger un magasin d’applications alternatif.
- Vous devez vous rendre sur le site internet du magasin d’applications alternatif et le télécharger.
- Une fois connecté au magasin d’applications alternatif, Apple vous montrera un écran alarmant sur le fait qu’Apple ne peut pas garantir votre sécurité ou des remboursements.
- Vous devrez ensuite accéder aux réglages de votre iPhone pour que le nouveau magasin d’applications devienne l’option par défaut de votre appareil.
- Il est probable que les applications des magasins d’applications alternatifs ne pourront pas offrir toutes les mêmes fonctionnalités qu’une application de l’App Store.
Ceci, ajouté au fait qu’Apple peut révoquer un magasin d’applications alternatif à tout moment, à sa seule discrétion et sans aucune responsabilité, signifie que personne de sensé ne voudrait mettre son application dans un magasin d’applications alternatif, et encore moins développer un magasin d’applications alternatif.
Mais au cas où vous seriez assez fou pour le faire, Apple a aussi rendu obligatoire l’obtention d’une lettre de crédit d’un million d’euros pour développer un magasin d’applications alternatif, de manière à rendre cela financièrement impossible pour la plupart des développeurs.
Si vous optez pour la nouvelle politique, c’est définitif
Apple a également contraint les développeurs à choisir une seule politique de fonctionnement : soit vous vous en tenez au statu quo, soit vous adoptez l’alternative encore plus mauvaise proposée par Apple. Mais la situation est encore pire quand on parcourt les textes en petits caractères.
Imaginons que vous décidez de proposer des paiements alternatifs pour que vos clients ne soient pas obligés de passer par le système d’Apple (ce qui fait d’eux des clients d’Apple et non les vôtres). Apple ne vous autorise alors pas à proposer aussi son système d’achat dans l’application IAP (In-App Purchase). Cela veut dire que si l’utilisateur est effrayé par l’écran alarmant d’Apple, vous ne pouvez pas lui offrir la possibilité de payer par l’intermédiaire de l’IAP d’Apple. Au lieu de cela, Apple veut faire en sorte que vous perdiez probablement cette vente.
Cette situation peut-elle être pire ? Bien sûr, il s’agit d’Apple. Une fois que vous avez choisi la politique que vous voulez appliquer, à savoir la politique actuelle de l’App Store ou la nouvelle politique proposée par Apple, votre décision est définitive. Donc, si vous décidez de prendre le risque d’essayer des paiements alternatifs et que cela s’avère moins avantageux pour votre entreprise, Apple ne vous permet pas de revenir en arrière, vous êtes piégé. En rendant la décision définitive, Apple a intentionnellement fait du choix de la nouvelle politique un énorme risque commercial pour les développeurs, s’assurant ainsi que personne ne choisira la nouvelle politique et ne risquera le suicide commercial.
Apple peut modifier ses politiques comme bon lui semble
On pourrait penser que tous ces obstacles suffisent à dissuader les développeurs de choisir parmi les options auxquelles ils ont désormais droit en vertu du règlement DMA (Digital Markets Act), mais Apple a ajouté d’autres obstacles.
Apple se réserve le droit de modifier ses politiques à tout moment et à sa seule discrétion. L’entreprise peut unilatéralement créer une nouvelle API pour les développeurs afin de signaler les ventes externes à l’avenir ou révoquer le droit de tout développeur à utiliser un magasin d’applications alternatif à tout moment sans aucune responsabilité et ce ne sont là que les exemples qu’Apple a listés dans son annonce.
Cela signifie entre autres que si vous optez pour le nouveau système, Apple peut à tout moment décider de faire passer la CTF de 0,50 € à 5 € par installation, par exemple. Compte tenu des autres conditions qui vous piégent dans la nouvelle politique, vous ne pourrez rien y faire. En bref, vous êtes totalement à la merci d’Apple, ce qui est manifestement la véritable intention d’Apple, si cela n’était pas encore clair.
Apple s’égare
Compte tenu de tout ce qui précède, le comportement d’Apple est extrêmement décevant.
Il n’y a pas si longtemps, Apple était le petit nouveau qui luttait contre le grand monopole de Microsoft. L’entreprise qui nous encourageait autrefois à « penser différemment » ne veut plus du tout que nous pensions. Elle s’attend au contraire à ce que nous acceptions tranquillement ses pratiques de plus en plus abusives. Ironiquement, si l’Apple d’aujourd’hui rencontrait l’Apple avant-gardiste des années 80, elle chercherait probablement à faire payer l’entreprise.
Le règlement DMA (Digital Markets Act) entrant en vigueur le 7 mars 2024, un autre mot pourrait décrire le comportement d’Apple : illégal.
Est-ce que la Commission européenne relèvera le défi ?
Contrairement aux règles et aux frais arbitraires d’Apple, le DMA est une réponse démocratique à la longue tradition de comportement abusif d’Apple. Le règlement DMA a été adopté par une instance démocratiquement élue dans le cadre d’un processus légitime et il a désormais force de loi dans l’Union européenne. Non seulement la nouvelle politique d’Apple est manifestement non conforme, mais elle ignore la loi, ce qui témoigne d’un mépris total pour la démocratie.
Avec cette proposition, l’entreprise Apple fait savoir qu’elle se place au-dessus des lois et que l’Europe ne peut rien faire pour l’en empêcher. Si la Commission européenne laisse faire, cette décision aura des conséquences désastreuses pour l’avenir de l’Europe et du reste du monde. Il s’agit d’un enjeu important et il ne devrait y avoir qu’une seule ligne de conduite pour la Commission européenne, si elle en a le courage.
Annexe
Tableau des « choix » qu’Apple offre aux développeurs
Apple déclare donner aux développeurs la possibilité de choisir l’abonnement qui leur convient le mieux, mais si vous les regardez de plus près, il est clair que l’entreprise fait pencher la balance en faveur du maintien dans l’App Store. Vous trouverez plus de détails dans le tableau ci-dessous :
Politique actuelle de l’App Store | Nouvelle politique de l’App Store | Nouvelle politique pour un magasin d’applications alternatif | |
Frais standard d’Apple | • 30 % des abonnements et achats in-app. • 15 % pour les développeurs participant au programme App Store Small Business (ou pour les apps après la 1re année). | • 17 % des abonnements et achats in-app. • 10 % pour les développeurs participant au programme App Store Small Business (ou pour les apps après la 1re année). | NA |
Frais supplémentaires d’Apple | Aucun | Core Technology Fee (CTF) de 0,50 € ou 1re installation annuelle au-delà de 1 million d’installations sur une période glissante de 12 mois. | Core Technology Fee (CTF) de 0,50 € ou 1re installation annuelle au-delà de 1 million d’installations sur une période glissante de 12 mois. |
Traitement des paiements | Traité par le système IAP d’Apple sans frais supplémentaires. | • Traité par un processeur de paiement externe avec des frais de 3 %. • Apple affichera un écran alarmant. • Impossible d’utiliser le système IAP d’Apple. | • Traité par un processeur de paiement externe avec des frais de 3 %. • Apple affichera un écran alarmant. • Impossible d’utiliser le système IAP d’Apple. |
Conditions de sortie de l’App Store pour les applications | Interdit | • On ne peut aller que sur le site internet du développeur. Les développeurs ne peuvent pas communiquer d’informations sur les apps sur la page produit de l’app dans l’App Store. • Apple affichera un écran alarmant. | NA |
Conditions d’utilisation des magasins d’applications alternatifs | Interdit | NA | • Les apps doivent être proposées via des magasins d’applications alternatifs, les développeurs ne peuvent pas proposer le téléchargement d’apps directement à partir de leur site internet. • Apple doit examiner et “certifier” chaque app, l’entreprise peut donc empêcher les apps d’apparaître dans les magasins d’applications externes et dicter les fonctionnalités qu’elles peuvent ou ne peuvent pas offrir. • Apple peut refuser d’accorder aux développeurs l’autorisation d’utiliser des apps externes ou révoquer l’autorisation précédemment accordée, à sa discrétion. |
Toute personne qui décide de se soustraire à la politique actuelle d’Apple et d’utiliser un autre processeur de paiement ou un autre magasin d’applications doit également suivre les frais d’abonnement de ses utilisateurs et les signaler à Apple pour lui permettre de les facturer. Apple se réserve par ailleurs le droit de vérifier les comptes de ces développeurs pour s’assurer qu’ils paient le bon montant de frais.
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Traduit et adapté par Elodie Mévil-Blanche.